Aristote et le bonheur
S’il est un nom à retenir dans l’histoire des sciences grecques, c’est celui d’Aristote. Philosophe et naturaliste, Aristote a fourni de nombreux traités scientifiques et certaines de ses observations, notamment en biologie, sont d’une réelle justesse et dénotent un esprit logique remarquable. Né en 384 av. J.-C., à Stagire (aujourd’hui Stavros), sur les bords de la mer Egée, Aristote est l’un des quatre enfants de Nicomaque, médecin célèbre, et de Phaétis, issue d’une grande famille de Chalcis. Il passe une partie de son enfance à Stagire puis s’installe avec sa famille à Pella, capitale de la Macédoine, où son père devient le médecin personnel du souverain Amyntas III, le grand-père d’Alexandre le Grand. Le jeune Aristote se lie rapidement d’amitié avec Philippe, l’un des trois fils du roi. Cette amitié durera de nombreuses années et les deux hommes resteront toujours plus ou moins en contact. Orphelin à l’âge de 10 ou 12 ans, Aristote poursuit ses études et s’intéresse à de nombreuses disciplines. Mais sa soif de connaissances l’oblige à partir pour Athènes, où les plus illustres savants et philosophes enseignent. A son arrivée dans la capitale hellène en 367 av. J.-C., Aristote suit les cours de l’école d’Isocrate. Mais l’enseignement de ce septuagénaire qui place les succès oratoires au-dessus de la recherche de la vérité ne le comble pas et Aristote quitte Isocrate pour l’Académie de Platon. Elève brillant, il est rapidement remarqué par le maître en personne qui le surnomme le " lecteur " ou parfois " l’intelligence ". Platon en vient même à lui donner la charge de l’enseignement de la rhétorique, un cours de culture générale et de composition littéraire nécessaire aux jeunes élèves de l’Académie pour pouvoir suivre les cours magistraux. Parmi ses étudiants, Aristote compte le jeune Théophraste qui deviendra plus tard le premier botaniste de l’Antiquité. A cette époque, Aristote entame la rédaction de nombreux écrits comme les dialogues Sur la justice, Sur l’Education, Sur l’amitié. Il entreprend également d’importants travaux scientifiques qui mèneront à la rédaction de traités et de cours. Parmi eux figurent les traités Du ciel, De la génération et de la corruption et le livre IV des Météorologiques. Au fil des années, Aristote se détache peu à peu des enseignements de Platon et critique parfois son maître ouvertement. Mais il semble qu’Aristote ait toujours gardé un profond respect pour Platon, et ce jusqu’à la mort du maître de l’Académie, à l’âge de quatre-vingts ans. La direction de l’Académie est alors confiée à Speusippe, le neveu de Platon. Aristote, qui ne l’estime guère, décide de se rendre à la cour du roi Hermias, sur l’île de Lesbos, en Ionie. Ce départ est également motivé par le sentiment anti-macédonien croissant chez les Athéniens. Aristote s’installe rapidement dans le port d’Assos et fonde une école où il enseigne les sciences et la philosophie. Quelques anciens élèves d’Athènes, dont Théophraste, l’y rejoignent. Les cinq années que passe Aristote dans l’île de Lesbos sont consacrées en grande partie à l’étude de la biologie et plus particulièrement des animaux. C’est à cette époque qu’Aristote entame la rédaction du célèbre recueil Histoire des animaux. Mais en 343 av. J.-C., Philippe de Macédoine mande Aristote afin qu’il devienne le précepteur de son fils, Alexandre. Aristote accepte et met entre parenthèses ses travaux en biologie pour enseigner à l’héritier du trône l’histoire naturelle, l’art de parler et d’écrire, les us et coutumes des pays étrangers, la politique et la morale. Au bout de trois ans, sa mission accomplie avec plus ou moins de succès, Aristote quitte Pella et retourne dans sa ville natale, Stagire. Il y vit avec sa femme (qu’il a épousé en 341 av. J.-C.) et sa fille pendant cinq ans et complète ses travaux sur les animaux en collectant de nombreuses observations sur les animaux domestiques comme le cheval. L’avènement d’Alexandre sur le trône de Macédoine et le retour de la paix entre Athènes et Pella encourage Aristote à retourner dans la ville qu’il a quittée treize ans plus tôt. Il y fonde une école qui rivalisera avec l’Académie, " le Lycée ". Aristote a l’habitude de dispenser ses cours en marchant dans les allées des jardins du gymnase et ses élèves prennent le nom de péripatéticiens, " les promeneurs ". Parmi les disciplines enseignées, on trouve la rhétorique, la connaissance et la gestion des affaires publiques, la philosophie, l’histoire naturelle ou encore la physique. Des recherches sont entreprises en médecine, en mathématiques, en musique, en botanique, en cosmologie, etc. Aristote poursuit ses travaux en biologie et met au point une méthode de recherche efficace et rigoureuse. Il prône l’observation systématique des faits avant toute réflexion. Il pratique également des dissections comme celle de l’œil de la taupe mais aussi des vivisections, notamment du caméléon. Certaines de ses observations, qui portent en tout sur quelque cinq cents espèces, sont jugées extravagantes par ses contemporains et ne seront confirmées que bien plus tard, notamment au XIXe siècle après J.-C. Il note en particulier que certains poissons, comme la roussette, naissent pleinement formés. C’est au cours de cette période qu’Aristote rédige de nombreux traités tels Les parties des animaux, en anatomie comparée et Le Mouvement des animaux. Il entreprend également la classification des espèces selon la complexité de leur âme. Pourtant, si ses études en anatomie animales sont brillantes, il n’en va pas de même en anatomie humaine. Il émet notamment quelques hypothèses erronées sur la fonction de certains organes. Pour lui, le cœur est le siège de la conscience et le cerveau ne sert qu’à refroidir le sang. Si l’astronomie n’est pas non plus la spécialité d’Aristote, il émet très tôt l’hypothèse que les étoiles, les planètes, les comètes et les étoiles filantes possèdent une réalité physique. Il adopte également l’idée de rotondité de la Terre, supposition confirmée par l’observation des bateaux disparaissant derrière l’horizon. Les nombreuses recherches effectuées au Lycée apportent une somme considérable de découvertes et la bibliothèque de l’école est particulièrement bien fournie. Mais la mort d’Alexandre va bientôt mettre fin à cette période de travail intensif. Sa disparition exacerbe les sentiments anti-macédoniens et pousse les Athéniens à la révolte. Aristote, qui n’approuvait pourtant pas les actes de son ancien élève, est forcé de quitter Athènes avec sa famille en 323 av. J.-C. Il se réfugie en Chalcis, dans la maison maternelle. Malade, il sent sa fin proche. Il rédige alors son testament qui fait de Théophraste son successeur à la tête du Lycée. Il meurt en 322 av. J.-C., à l’âge de soixante-deux ans, laissant inachevés quelques traités comme La génération des animaux:.
Dans son Introduction à l'esprit de la philosophie ancienne (Louvain-Paris, Éditions Peeters, 1997), l'historien de la philosophie Jacques Follon consacre un chapitre à Aristote et au Lycée, l'école qu'il a fondée. L'historien résume bien l'essentiel de celui qui «est, avec Platon, le plus grand philosophe de l'Antiquité». Définissant la philosophie comme étant essentiellement la connaissance des causes premières, Aristote fut celui qui effectivement amena un progrès réel dans l'étude de ces causes par les savants de l'époque, en énonçant la théorie des quatre causes (matérielle, formelle, motrice, finale). Dans son Éthique à son fils Nicomaque, celui que l'on a surnommé Le Philosophe distingue trois sortes de vies: «la vie de plaisir, la vie politique et la vie contemplative». Privilégiant la dernière, Aristote en montre le caractère mixte, soumis à l’exigence que la pensée soit suivie de l'action. Son étude fondatrice de différentes disciplines telles la logique et la biologie, de même que sa réflexion sur les différents régimes politiques achèvent de nous convaincre du rôle unique qu'a eu ce précepteur d'Alexandre le Grand dans l'histoire de la pensée occidentale latine et tout autant dans la science arabe. Le réalisme d'Aristote On qualifie généralement la philosophie d'Aristote de réaliste. Pour bien saisir la portée de ce jugement, il faut tenir compte de précisions comme celles-ci , de Gilbert Romeyer Dherbey, «On résume souvent par le mot de "réalisme" l'inspiration de la pensée d'Aristote, réalisme « naïf » ajoutent certains naïfs pour désigner une pensée parfaitement au fait de ses présupposés. Mais si le réalisme se définit comme visée du réel, il se trouve affecté d'une énorme ambiguïté puisque la réalité est ce que tente d'exprimer toute philosophie. Une inspiration philosophique va donc se caractériser par le lieu particulier où elle invente de situer ce réel énigmatique; si Aristote ramène la philosophie du ciel sur la terre c'est parce que, refusant de voir ce réel dans un monde idéal séparé, il veut lire l'essence dans les choses de ce monde, les pragmata. Le recours ici fait, à travers la pensée d'Aristote, au sens ancien de pragma vise à revaloriser la notion de chose, à lui redonner l'ampleur qu'elle a perdue en se bornant à désigner de nos jours l'objet simplement inerte.» (Les choses mêmes, La pensée du réel chez Aristote. Dialectica, L'Âge D'Homme, Lausanne, 1983.)
Enjeux La métaphysique d'Aristote fut longtemps l'horizon de tout événement scientifique; sa théorie du Ciel domina jusqu'à la Renaissance, sa physique élémentariste (eau, air, terre, feu), jusqu'à la fin du XIXe siècle. Reste sa psychologie dont plusieurs aspects ne sont pas encore contredits par la science moderne (localisation précise de l'âme et de l'intellect, distinction entre les facultés et les organes, etc.). Par ailleurs, la formulation par Aristote de l'existence d'une cause motrice pour expliquer le changement continue de tracer toute expérience possible de l'observation scientifique du réel, avec l'exception récente de la physique quantique. Plusieurs principes et paradigmes de la démarche aristotélicienne et de ses nombreux continuateurs conditionnent, encore aujourd'hui, nos représentations empiriques ou scientifiques, notamment dans le domaine du Vivant. Pour Aristote, il n'y a pas, comme dans la philosophie de Platon, d'un côté un monde intelligible et de l'autre un monde sensible qui participerait au premier, mais il existe une seule réalité séparée en monde supralunaire, au-delà de la sphère de la lune, céleste, parfait et immuable, et sublunaire, au-dessous de la lune, lieu des choses imparfaites, soumises à la corruption et à la génération, à la contingence. Aristote ne nie donc pas la coupure platonicienne, il la déplace de telle sorte que l'intelligible n'est plus transcendant au monde mais en constitue une partie. C'est en ce sens que la théorie de Idées se révèle inutile pour Aristote, de même qu'elle ne peut constituer la condition de possibilité de la science sous peine de tomber dans des contradictions insurmontables : les Idées doivent en effet être différentes et séparées du sensible (l'Idée parfaite de Lit en soi) tout en étant identiques et porter le même nom que les choses sensibles (ce lit particulier) sous peine de ne plus en être l'Idée. Ces deux exigences ne peuvent pas être réalisées car si les Idées sont séparées, on ne peut les connaître, et si elles sont identiques au sensible, elles sont comme lui imparfaites et soumises au changement et sont alors aussi inconnaissables. Si Aristote critique ainsi fondamentalement la théorie des Idées platoniciennes, il en retient toutefois l'enseignement que l'on ne peut se passer d'abstractions pour connaître la réalité. Si, dans un premier moment, c'est sur le terrain de l'expérience sensible, de la pratique, de l'empirisme que nous nous situons, dans un second moment, c'est sur celui de la raison et de l'abstraction qu'il s'agit de se placer pour trouver les principes qui gouvernent la réalité. Car si "l'homme a naturellement la passion de connaître", si c'est un plaisir que de chercher à savoir, une telle attitude est ordonnée aux exigences de la vie "théorétique", c'est-à-dire contemplative, et spéculative. Ce qui fait la supériorité de la théorie sur la pratique, ce n'est pas la réussite effective, mais bien le savoir et l'abstraction qu'il demande pour comprendre ce que l'on fait ainsi que les causes qui président à nos actions les plus quotidiennes. "Je le répète donc, en résumant ce qui précède : l'expérience, à ce qu'il semble, est un degré de science plus relevé que la sensation, sous quelque forme que la sensation s'exerce; l'homme qui se guide par les données de l'art est supérieur à ceux qui suivent exclusivement l'expérience; l'architecte est au-dessus des manoeuvres; et les sciences de théorie (théorétiques) sont au-dessus des sciences purement pratiques. Enfin, et par une conséquence évidente, la Sagesse [ ou Philosophie ] est la science qui étudie certaines causes et certains principes définis." ARISTOTE, La Métaphysique, livre A, chap.I, Ed. Presses Pocket, collection Agora", 1991, page 43. Il faut en effet concevoir les choses selon deux aspects que l'on ne peut percevoir séparément dans la réalité mais qu'il est possible, par la pensée, d'analyser, c'est-à-dire de diviser : leur forme, ou essence, ou "quiddité", ensemble des caractères qui font que la chose est ce qu'elle est, et leur matière, support qui peut recevoir la forme. Soit une statue de marbre. Sa forme ou essence est définie par l'ensemble des qualités et caractères qui lui permettent de représenter tel ou tel dieu par exemple; sa matière est le bloc de marbre d'où le sculpteur l'a tirée et ciselée. Ce qui veut dire qu'alors que la matière est puissance, virtualité, "dunamis", la forme est acte, "énergéia". En effet, initialement, le bloc de marbre brut ou matière est indétermination: il peut devenir ceci ou cela ou rester tel quel, il existe donc en puissance, virtuellement; c'est par l'acte, qui est la forme réalisée en lui, qu'il devient déterminé, prend la forme que le sculpteur a voulu lui donner. Exister en puissance se distingue donc du fait d'exister en acte; l'un et l'autre peuvent apparaître comme des causes rendant compte de l'existence des objets, puisque le premier caractérise ce en quoi est fait l'objet, et le second l'ensemble des actions qui font qu'il représente ceci plutôt que cela. Aristote leur ajoute deux autres causes, la cause efficiente ou motrice, c'est-à-dire l'activité technique du sculpteur, ses coups de ciseaux donnés de telle ou telle manière, et la cause finale, ici la statue commandée au sculpteur en vue d'une certaine fin déterminée. En élaborant ainsi cette théorie de la matière et de la forme, de la puissance et de l'acte, Aristote rend possible l'explication de la réalité par les abstractions de la raison sans faire appel à la vision dualiste de Platon. La Logique : Aristote a mis en place un système complet et objectif de cette partie de la Logique qu'est la logique formelle, ainsi appelée car elle traite de la forme des raisonnements indépendamment de leurs contenus ou des objets sur lesquels ils portent. La logique se distingue en ce sens de la science - qu'Aristote divise en théorique, pratique et poïétique - : elle en constitue l'instrument (organon), la condition de possibilité (d'où le nom d'Organon que l'on a donné à l'ensemble des écrits logiques du Stagirite). C'est à partir des problèmes et des apories que posait la dialectique et dans le souci de réfuter scientifiquement les discours des sophistes qu'Aristote a su radicaliser les formes des propositions et leurs enchaînements. Une proposition représente ce qui est énoncé dans une phrase déclarative, qui peut être affirmative ou négative, vraie ou fausse, et dont la forme la plus simple est la forme prédicative: on attribue un prédicat (P) à un sujet (S) par l'intermédiaire d'un verbe ( ou copule) - par exemple Socrate (S) est (copule) un homme (P). Dans Les Topiques, ouvrage qui traite de cette méthode qui nous rend capable d'argumenter sur n'importe quel problème proposé sans se contredire, et qu'Aristote appelle la dialectique, la manière d'aborder les points de vue les plus généraux (topoï) sur tel ou tel sujet a amené le philosophe à classer les différents degrés de la prédication . Un prédicat peut en effet se dire d'un sujet de plusieurs manières, selon qu'il est réciprocable (s'il peut à son tour devenir le sujet d'une autre proposition dont le sujet initial devient le prédicat) ou non. S'il l'est, il peut exprimer soit la définition ( l'homme est un animal doué de raison), soit une le propre, ce qui est particulier à un sujet mais qui n'est pas essentiel (le rire est le propre de l'homme). S'il ne l'est pas, il pourra exprimer soit un genre, qui fait partie de la définition du sujet mais qui est plus général (l'homme est un animal), soit un accident, ce qui peut arriver à un sujet sans faire partie de son essence (Socrate est philosophe). Toute proposition étant ainsi de type prédicatif, Aristote va construire une théorie générale des différentes figures que peut prendre le raisonnement comme enchaînement nécessaire des propositions, chacune d'elle se définissant d'après sa qualité (affirmative ou négative) et sa quantité (universelle ou particulière). Dans les Premiers et Seconds Analytiques, qui forment la troisième partie de son Organon, Aristote développe l'art de la démonstration, ou apodictique, à partir de l'élaboration de ces figures propositionnelles que sont les syllogismes. Chacun de ces dernier est composé de trois propositions: les deux premières, la majeure et la mineure, appelées prémisses, et la dernière qui est la conclusion. Tous les hommes sont mortels ( prémisse majeure) Or Socrate est un homme (prémisse mineure ) Donc Socrate est mortel (conclusion)
La première figure du syllogisme tire ainsi sa conclusion de la hiérarchisation logique des propositions : si B (mortel) est affirmé de tout A (être un homme), et A de tout (ou de quelque) C (Socrate), alors B est nécessairement affirmé de tout C. De même, si B est nié de tout A, et A affirmé de tout (ou quelque) C, B est nié de tout (ou quelque) C. Les autres figures possibles des syllogismes s'établiront en fonction de la valeur, quantité et qualité, de la majeur et de la mineur selon que le moyen terme est compris ou non dans l'une ou l'autre. Le syllogisme qui donne la science ou la démonstration apodictique est celui dont les prémisses et la conclusion sont nécessaires, ce qui suppose que la majeure et la mineure doivent être vraies, logiquement correctes, premières et immédiates ; de fait, les propositions premières sont indémontrables - car s'il fallait les démontrer, la recherche de l'enchaînement des causes irait à l'infini, et c'est en ce sens que la logique d'Aristote requiert la science pour être fondée. Cette formalisation du raisonnement comme art de la démonstration nécessaire doit être mise au service de la science des causes de telle sorte que la conclusion du syllogisme puisse faire apparaître la cause réelle des faits et des choses qui constituent le monde; autrement dit, l'instrument logique, quoique formel, ne peut valoir indépendamment de la réalité et de la finalité théorétique de la connaissance. La Morale : Si tout le monde, écrit Aristote au début de L'Ethique à Nicomaque, admet que la fin que chaque homme recherche n'est autre que le bonheur, bien peu s'accordent cependant sur sa définition et les moyens d'y parvenir. Car le Souverain Bien, contrairement aux opinions communes, ne peut se trouver ni dans la recherche de plaisirs frustres - qui nous ravalent au rang d'animaux -, ni dans l'obtention des honneurs et des richesses - qui prennent la fin pour les moyens -, et encore moins dans la contemplation abstraite, platonicienne, d'un quelconque Bien en soi illusoire ; c'est à partir de ce qu'est l'être humain lui-même, de sa finalité propre qu'il faut d'abord se situer pour pouvoir saisir en quoi consiste le vrai bonheur. Or la réalisation de la nature de l'homme ne peut se faire qu'à partir de ce qui lui est propre et le distingue des animaux, c'est-à-dire sa raison : la recherche de la vie heureuse ne peut se comprendre chez Aristote que par l'exercice de cette vertu proprement humaine qu'est l'aptitude à la vie raisonnable. Mais encore faut-il distinguer les vertus " dianoétiques ", issues de l'activité rationnelle, des vertus " éthiques ", dues aux mœurs et à l'habitude ; alors que les premières, comme la science, l'art, la prudence, l'intellect et la sagesse, caractérisent les habitudes de méthodes et de réflexion qui doivent régler la vie intellectuelle, les secondes, comme le courage, la justice, la tempérance …, ont pour fin de définir la conduite morale. Par vertu, Aristote entend " une disposition acquise de la volonté, consistant dans un juste milieu par rapport à nous, lequel est déterminé par la droite règle et tel que le déterminerait l'homme prudent " ; c'est dire que la vertu n'est pas une science, puisqu'elle est une habitude, qu'il ne suffit pas de connaître le bien pour être capable de le faire car la passion peut intervenir entre le savoir et sa réalisation ; c'est aussi concevoir la vertu comme étant constituée par la volonté, qui définit la fin à suivre, et la raison, qui en indique les moyens, présupposant par là, contrairement à ce qu'avançait Platon, le savoir et la responsabilité de nos actes ; c'est affirmer enfin que la vertu, rationnelle en son principe, est la recherche du juste milieu entre ces deux vices que sont l'excès et le défaut, et qu'il s'agit de ramener les passions à un usage mesuré défini par la raison . Ainsi une action est morale lorsqu'elle atteint le juste milieu, la mesure convenable - le courage, par exemple, se situe à égale distance de la peur et de la témérité. Si le plaisir n'est pas le Souverain Bien, il ne doit pas pour autant en être exclu car il est un acte (énergéïa) qui s'ajoute à la vertu et lui procure un surcroît. Le véritable bonheur, qui met en jeu ce qu'il y a de plus haut en nous, notre intellect (noûs), se confond avec l'activité contemplative de la vérité, qui est à elle-même sa propre fin et nous fait participer au divin. Pourtant, une telle béatitude, si éloignée des préoccupations matérielles et utilitaires, se trouve " au-dessus de la condition humaine ", est quasiment divine et ne peut être considérée, en définitive, que comme un idéal, un principe régulateur vers lequel il faut s'efforcer de tendre. Car la vie vraiment raisonnable n'est possible que dans et par la cité, et l'éthique apparaît bien comme cette activité rationnelle nécessaire à l'homme pour tempérer ses passions ainsi que ses appétits et s'appliquer à la vie politique.
La Politique : " Toute cité est naturelle, comme le sont les premières communautés qui la constituent. Car elle est leur fin, et la nature est fin : car ce que chaque chose est, une fois que sa genèse est complètement achevée, nous disons que c'est la nature de cette chose, ainsi pour un homme, un cheval, une famille. De plus le " ce en vue de quoi ", c'est-à-dire la fin, c'est le meilleur ; et l'autarcie est à la fois la fin et le meilleur. Nous en déduisons qu'à l'évidence la cité fait partie des choses naturelles, et que l'homme est par nature un animal politique ; si bien que celui qui vit hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé, soit un être surhumain : il est comme celui qu'Homère injurie en ces termes : " sans lignage, sans loi, sans foyer " . Car un tel homme est du même coup passionné de guerre. Il est comme une pièce isolée au jeu de tric-trac. C'est pourquoi il est évident que l'homme est un animal politique, bien plus que n'importe quelle abeille ou n'importe quel animal grégaire. Car, nous le disons souvent, la nature ne fait rien en vain. " Politique, livre I, chapitre II, Editions Nathan, 1983.
La politique représente pour Aristote la recherche des fins les plus hautes de l'homme qui, en tant qu'animal politique, ne peut accéder à son humanité véritable que dans le cadre de la cité dont la fin n'est pas seulement de pouvoir vivre ensemble - savoir satisfaire ses besoins et s'entendre - mais surtout de bien vivre, d'avoir une vie heureuse, c'est-à-dire vertueuse. Pour mettre au jour les conditions de possibilité d'une telle vie en société, Aristote se livre à l'examen minutieux et descriptif des différentes constitutions des cités grecques et barbares, et à l'étude des rapport naturels de commandement dans l'ordre domestique - d'homme à femme, de père à enfant et de maître à esclave. . Si ce dernier, d'un point de vue économique, n'est autre qu'un " instrument animé ", d'un point de vue politique, il est naturellement fait pour exécuter les commandements du maître, ce en quoi il participe à la nature rationnelle de l'homme, puisqu'il doit comprendre et obéir. L'esclavage est donc un rapport naturel, bien qu'il puisse aussi être contre nature lorsqu'il est issu du droit de guerre - par exemple qu'un citoyen grec, par nature libre et supérieur, puisse être fait esclave par un peuple barbare, inférieur. En disant que le mari commande à la femme comme un magistrat à ses administrés, le père aux enfants comme un roi à ses sujets, la famille représente, au-delà de sa fin strictement économique, un modèle d'organisation et de hiérarchisation dont doit s'inspirer la politique. Dans sa Politique, Aristote distingue trois formes de gouvernements, selon que la souveraineté est exercée par un seul (monarchie ou royauté ), par plusieurs (aristocratie) ou encore par beaucoup (république). A la différence de Platon, Aristote ne privilégie pas telle ou telle forme de gouvernement car il suffit que chacune corresponde à la réalité historique, géographique et à la mentalité propre à tel ou tel peuple, et possède une constitution saine, orientée vers l'intérêt commun ; lorsqu'un régime déroge à ce principe, c'est-à-dire quand la constitution est tournée vers l'intérêt particulier et se trouve au service de l'arbitraire et des passions d'un seul, de quelques-uns ou de beaucoup, il se dégrade en son contraire : la monarchie peut ainsi mener à la tyrannie, l'aristocratie à l'oligarchie, et la république à la démocratie. En ne proposant ainsi aucune forme de gouvernement idéal - il ne peut y avoir un modèle de constitution valant absolument, partout et toujours - , Aristote fait preuve de réalisme politique et critique la conception politique de Platon : les philosophes ne peuvent être rois et gouverner la cité car la sagesse ne peut s'appliquer aux affaires humaines. En effet, celles-ci sont contingentes, particulières, naturelles, soumises au temps et au changement, à l'indéterminé, à " l'apéïron ", et ne peuvent relever de la sagesse qui porte sur le vrai, le parfait, le mathématisable, et l'universel, c'est-à-dire la réalité idéale. Si la sagesse ne peut s'appliquer au contingent - Aristote n'a pas oublié que Thalès est tombé dans un puits - il s'agit alors de lui substituer pour traiter les affaires humaines de la cité cette vertu particulière qu'est la prudence, symbolisée par l'attitude qu'avait eue Périclès : la politique, comme praxis, doit viser à rationaliser autant que cela se peut une réalité imparfaite par essence, en délibérant sur ce qui est possible de réaliser selon le " kaïros ", les circonstances. C'est en ce sens que la prudence se situe à mi-chemin de la science et de la " téchnè ", du savoir-faire ; elle n'est pas la science, car cette dernière traite du vrai et du nécessaire, mais elle est un savoir puisque, par différenciation du simple empirisme qui ne porte que sur le singulier, elle s'élève par induction du particulier au général ; elle n'est pas non plus une simple technique car, si celle-ci porte aussi sur le contingent, l'objet de son action qui est la production, est différent. La politique prudentielle se donne comme un savoir pratique, qui a sa fin hors de lui, et qui seul est capable d'action et de délibération sur les meilleures formes de constitutions possibles ; elle autorise ainsi la réalisation de la vie raisonnable, vertueuse, des citoyens et rend possible la vie heureuse dans la cité. Cette activité (contemplative) est par elle-même la plus élevée de ce qui est en nous; l'esprit occupe la première place; et, parmi ce qui relève de la connaissance, les questions qu'embrasse l'esprit sont les plus hautes. Ajoutons aussi que son action est la plus continue; il nous est possible de nous livrer à la contemplation d'une façon plus suivie qu'à une forme de l'action pratique... Ce qui est propre à l'homme, c'est donc la vie de l'esprit, puisque l'esprit constitue essentiellement l'homme. Une telle vie est également parfaitement heureuse. Aristote, Ethique de Nicomaque „Une hirondelle ne fait pas le printemps, non plus qu’une seule journée de soleil ; de même ce n’est ni un seul jour ni un court intervalle de temps qui font la félicité et le bonheur.“ „Plus notre faculté de contempler se développe, plus se développent nos possibilité de bonheur et cela, non par accident, mais en vertu même de la nature de la contemplation. Celle-ci est précieuse par elle-même, si bien que le bonheur, pourrait-on dire, est une espèce de contemplation.“ "S'il n'y a de nos activités quelques fin, que nous souhaitons pour elle-même, tout le reste n'étant souhaité seulement que pour elle, il est clair que cette fin ne saurait être que le bien, le souverain bien" Ce que veut dire Aristote c’est que le bonheur, en tant que bien, n’est pas un moment de plaisir ; que le plaisir ne peut constituer le critère de moralité de nos actions parce qu’il est trop tributaire de ce qui survient et passe. Le plaisir passe mais le bonheur reste (une fois acquis). En fait, quel est le but de l’homme ? Pour Aristote le but de l’homme est la vie heureuse, le « bien vivre », ce que tout le monde appelle le bonheur. Mais c’est quoi le bonheur ? Là, on n'est plus d’accord entre nous, certains voient le bonheur dans les biens matériels, d’autres dans les honneurs, d’autres (plus rares ?) dans une vie de contemplation. Qui a raison, qui a tort ? Aristote reconnaît dans une certaine mesure que les biens matériels ou les honneurs peuvent être des conditions au bonheur humain, mais dans une certaine mesure seulement car pour lui le vrai bonheur est celui que procure l’exercice de la plus haute faculté en nous : l'intellect. Là où Aristote nous fait chaud au cœur c’est qu’il est bien conscient que l’homme n’est pas Dieu et que donc il ne peut pas négliger les fonctions inférieures à celle de l’intellect, après tout seul Dieu est intellect pur ! Le bonheur est le Souverain Bien, on est tous d’accord, mais pourquoi est-ce un souverain bien ? Aristote nous dit que c’est parce qu’il est une fin qui se suffit à elle-même, « nous le choisissons toujours pour lui-même et pas en vue d’autre chose ». Le bonheur est donc la fin ultime de nos actions. Cette fin ne peut consister que dans une activité excellente, et l’activité la plus excellente pour l’homme est celle par où « il accomplit sa nature et réalise son essence ». Si j’avais été sympathique et bref je vous aurais juste dit : la fin de l’homme, c’est le bonheur, le bonheur est le Bien Suprême, et le Bien Suprême de l’homme, c’est d’accomplir la tâche qui lui est essentielle (mais ça aurait été trop facile). Tout ça c’est bien joli, mais reste à savoir ce qu’est cette fonction propre de la nature humaine. L’homme se distingue des plantes et des animaux par la fonction rationnelle de son âme, donc la fonction propre de l’homme « consiste dans une activité de l’âme conforme à la raison ». En clair ça veut dire dans une activité pratique morale où les actions s’accompagnent de raisons. Aristote conclut donc que le Souverain Bien consiste dans une activité raisonnable et vertueuse. Le bonheur parfait réside dans une vie contemplative, pour lui la fonction propre de l’homme consiste dans l’exercice de sa pensée (dans l’activité de l’intellect). Notons encore que le bonheur doit toujours être envisagé comme acte et pas comme terme de l’action (une sorte d’état de repos) ; car la perfection n’est jamais dans le repos mais toujours dans un acte qui réalise l’essence. Vie contemplative mais vie active ! Sachons encore que tout le monde n’est pas apte au bonheur, certes il est accessible au plus grand nombre mais Aristote nous dit que, par exemple, l’absence de beauté (considéré comme un bien extérieur) peut être un obstacle au bonheur… mais rassurez-vous, à notre époque existe la chirurgie esthétique (il faut le reconnaître, domaine médical dont les résultats étaient mitigés dans l’antiquité…)
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